Le Rhum, quelle aventure !
Je vous avais laissés la dernière fois à Saint-Malo. Vous êtes sûrement au courant, mais je vous le redis quand même car depuis J'AI BOUCLÉ MA PREMIERE ROUTE DU RHUM ! C'était de loin la course la plus dure que j'ai faite de ma vie. Physiquement au début, avec une semaine à naviguer contre le vent et la houle au début. Puis psychologiquement, car j'ai perdu 5 places après les Açores sans vraiment pouvoir réparer l'erreur stratégique que j'ai commise. Je ne peux pas tout vous raconter (comment faire tenir 17 jours dans un email ?), mais je vais quand même essayer ! Désolé pour la longueur de ce roman, mais on n'a pas l'occasion tous les jours de raconter sa première Route du Rhum !
NB : Pour ceux qui n'ont pas 15 minutes devant eux, je vous prépare un film ! Pas de panique.
Osons sortir des cases dans lesquelles on nous/se met
Dans la vie on se (nous) met souvent dans des cases. Pour ma part, jusqu'au 8 novembre de cette année, j'étais dans la case "nul en départ". Je ne sais pas ce qu'il s'est passé dans la nuit du 8 au 9 novembre, mais en tous cas, le 9 novembre au matin, j'ai changé de case. Ce jour-là, j'étais dans la case d'à côté, celle des champions en départ de course ! Et tant mieux car il se passait quelque chose d'important dans ma vie ce matin là. Quelque chose qui, en plus, allait passer à la télé en direct sur presque toutes les chaînes !
Victor (promu Team Manager par intérim les 3 derniers jours suite au report du départ), Mic, Jean et Léo : la dream-team du 9 novembre !
(Photos Paquerette Wannebroucq, toujours la même)
En même temps toute l'équipe avait très bien préparé le coup, telle une horloge suisse ! Dès le ponton quitté (non sans émotion !), je me recouche presque instantanément dans mon pouf (mon nouveau lit pour les 17 prochains jours). Le bateau est aux mains de Léo et Jean, qui successivement passent les 2 écluses, hissent les voiles et amènent le bateau sur la zone de départ. Lorsque je me réveille, nous y sommes, 90 minutes avant le départ. Nous mangeons la salade de pâtes préparée avec amour par mon petit frère Victor, passons en revue la checklist (pilotes et capteurs de secours, moyens de recharge des batteries, ballasts, etc) - tous les voyants sont au vert. Nous relevons les positions des 2 extrémités de la ligne sur l'ordinateur et simulons un passage de ligne pour anticiper l'angle avec lequel je devrai effectuer mon approche finale. Sur les conseils de mon entraîneur Tanguy je matérialise sur l'ordinateur des repères très visuels de temps à la ligne, avec une ligne repère à 3 minutes, 2 minutes et 1 minutes pour pouvoir ajuster au mieux ma vitesse de rapprochement. Car s'il faut être le plus en avance possible pour être dégagé des autres bateaux et faire marcher le bateau dans du vent frais, la pénalité de départ anticipé est extrêmement lourde : 4h !
Pour mon premier départ retransmis en direct à la télévision, j'ai fait mouche ! On ne voyait (presque) que moi parmi les 138 skippers au départ.
"Je crois qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille. Enfin, le plus tard possible, mais on peut. Ah c’est super. Quel pied, ah quel pied ! Oh p***n ! Olalalalalala !" aurait répété Thierry Roland dans sa tombe. (Désolé c'était gratuit mais terriblement d'actualité !)
Peu courant sur des départs de course océanique, on nous annonce que certains bateaux étaient au-dessus de la ligne de départ. Et pour tout vous dire, je ne faisais pas le fier ! Parce que je pensais bel et bien être au dessus, à quelques mètres près. Mais la liste des bateaux ayant volé le départ tombe, et je n'en fait pas partie. Joie.
A l'attaque !
S'en suit une longue nuit à batailler au près dans le courant autour de la pointe de la Bretagne, courant tantôt favorable, tantôt défavorable. Je suis à la lettre le brief tactique que m'avait préparé mon ami Erwan le Draoulec, qui en figariste expérimenté connaît par cœur ce plan d'eau. Premières 24h toniques ou il nous a été parfaitement impossible de dormir. Que j'étais content de m'être couché à 21h tous les soirs à Saint Malo : en pleine forme le Nico. J'en profite pour saluer Antoine Magré, qui s'est accordé une sieste de trop et dont le bateau s'est échoué la première nuit suite à une rotation de vent. Heureusement, il adopte tous les bons réflexes, émet aussitôt un Mayday et arrive à se faire aider par la SNSM pour préserver au maximum le bateau et l'amener à Roscoff. Bravo à lui, il s'en sort bien !
Dans le passage du Four, à la pointe Bretagne. Toujours pas dormi !
Bilan des courses : le lendemain midi je suis à un peu plus de 2 milles nautiques de Corentin Douguet, leader de la flotte. Tous les bateaux font le même choix d'aller chercher des vents plus favorables derrière le(s) front(s) qui arrivent de l'ouest.
Mais qu'est-ce donc qu'un "Front" ?
Par abus de langage, on appelle "front" le front froid (en bleu)
Je m'arrête là tout de suite. "Mais que sont donc ces fronts dont tout le monde parle ?" vous demandez-vous.
Alors en 2 minutes : une tempête résulte d'un air chaud et d'un air froid qui tourbillonnent l'un autour de l'autre. En Atlantique nord les tempêtes nous sont envoyées par les Américains, et circulent vers l'est directement vers les Anglais et les Bretons, qui dans leur grande magnanimité les amortissent avant de les laisser passer sur le reste de l'Europe.
Sous les tempêtes il y a une sorte de queue qui part du centre de la tempête vers le sud-ouest, en général. Le front, c'est précisément cette queue ! Il marque la limite entre du vent chaud de sud-ouest, en avant du front, et le vent froid, d'ouest ou de nord-ouest, qui souffle derrière le front.
Donc en avant du front, pour aller vers les Antilles, les bateaux ont le vent dans le nez (c'est du près, pour "près" du vent) donc avancent à leur vitesse minimum. En arrière du front, pour aller aux Antilles, on a le vent qui vient du travers, donc le bateau accélère fort.
Mais pourquoi est ce que tout le monde ne navigue pas derrière les fronts ? Sous le front il y a des très fortes rafales de vents et la mer est horriblement grosse... Aller au front, c'est un peu aller à la guerre ! Aller derrière le front peut également constituer un grand détour, ce qui n'est pas forcément rentable. Le jeu est donc de savoir si le bateau va survivre (rétrospectivement, ce n'est pas si évident que ça), et si ça vaut le coup d'aller chercher le front ou pas.
Coup dur au troisième jour
Le premier front pointe son bout du nez. Le vent monte et je roule mon J1, le plus grand foc, pour laisser la place à son petit frère le J2. Les ennuis commencent quand avec le vent et les vagues, le J1 (même roulé en entier) se serre de plus en plus fort sur lui-même. Il me faut alors régulièrement tirer sur le bout de l'enrouleur pour ajouter des tours dans la voile, si bien qu'au bout de quelques heures, le bout d'enrouleur arrive en butée. Même en tirant dessus, la voile ne s'enroule plus... Impossible de laisser un petit triangle de J1 faseyer (i.e. battre au vent) car tout petit triangle qui dépasse a vocation à devenir un plus gros triangle. Pas d'autre solution donc que de défaire les écoutes à l'arrière et d'aller enrouler la voile à la main à l'avant, façon lasso. Ce qui ressemblerait à une petit tâche sans importance sur mer plate devient une expédition drôlement périlleuse dans le vent fort et la mer formée !
Tant pis, pas le choix. Je me retrouve donc à l'avant du bateau, accroupi, à lover les écoutes sur la plage avant du bateau (qui n'a rien avoir avec une vraie plage) dans ce qui devait être une houle de 2 à 3 mètres. Dans une vague un peu plus haute que les autres, je décolle. Pendant une demi seconde - qui semble durer une éternité - je lévite, puis atterris de tout mon poids sur ma cheville. Je n'entends pas de "crac" mais la douleur est très vive. Je finis tant bien que mal d'enrouler le foc à la main et retourne m'abriter. J'ai rarement eu aussi mal que pendant le trajet retour vers le cockpit à l'arrière. Il y en a pour moins d'une dizaine de mètres, j'ai pourtant dû finir sur un seul pied !
Je n'ose pas vous montrer la photo de mon pied tout droit sorti de la botte après 3 jours, mais voilà une photo de quelques jours après
Le médecin de course, joint sur WhatsApp, me prescrit du froid, des antidouleurs et le port d'une attelle. Elle ne me quittera presque pas jusqu'à l'arrivée de la course. Avec le recul je me rends compte que j'aurais dû mettre le bateau à plat - au vent arrière - pour réaliser l'opération. Cela m'aurait peut-être coûté 1 mille ou 2, ce qui n'est pas rien, mais en comparaison, 15 jours avec une cheville en vrac, c'est long !
Des fronts en poupées russes
Nous voilà donc toujours en route pour chercher le premier front. Je perds du terrain car c'est une allure où mon bateau peine à tenir la cadence face à d'autres modèles plus puissants. Deux jours sous le signe de la frustration ! Je suis toujours parfaitement à mes marques d'écoute de foc, de chariot et d'écoute de GV. Je repasse sans cesse tous les réglages les uns après les autres pour gagner en vitesse. J'essaie d'ouvrir un peu mon angle au vent pour accélérer. Tout cela sans succès... Je suis impuissant. Je savais que mon bateau avait du mal dans ces conditions, mais que c'est dur à encaisser ! C'est le moment où je perds le contact avec la tête de course, et assurément le premier tournant de la course pour moi.
Au delà de la compétition, la vie à bord est éprouvante. Pas facile de l'expliquer à l'écrit (les vidéos seront plus parlantes !) mais il faut vraiment imaginer que la seule position supportable, c'est allongé dans le pouf tout au fond du bateau, avec comme seul but de surveiller les données sur l'écran d'ordinateur pour vérifier que tout va bien. Les chocs sont d'une violence inouïe. Se déplacer, regarder devant par-dessus la casquette, même tenir assis assis dans mon siège de veille, tout se fait au prix d'un effort considérable. Impossible de se faire quelque chose de chaud à manger (le risque de brûlure est trop élevé), et même attraper quelque chose à grignoter dans le sac de nourriture ou une gourde d'eau relève de l'effort !
Voilà à quoi ressemblait la vie à bord la première semaine. Pas que des bons souvenirs !
Le 12 novembre, soit 4 jours après le départ, nous arrivons enfin au voisinage du front. Bientôt la délivrance ! C'est très violent. La mer s'est bien levée, environ 4/5 mètres, et le vent souffle constamment à plus de 35 nœuds. Cela dure plusieurs heures, jusqu'à la bascule de vent, quand je peux enfin virer de bord.
J'apprends que 2 concurrents, Amélie (La Boulangère Bio) et Aurélien (Crosscall) ont perdu leur mât dans le passage de front. Plusieurs autres bateaux se déroutent vers l'Espagne pour faire escale. Je ne suis pas étonné qu'il y ait de la casse car personne ou presque n'a navigué aussi longtemps dans des conditions aussi ventées. Mais ça fait froid dans le dos. Et si cela m'arrivait à moi ?
Derrière le front, la vie n'est pas radicalement meilleure. Le bateau va plus vite, car le vent a tourné au vent de travers. Mais la houle, elle, met plus de temps à changer de direction. Nous nous retrouvons à 12 nœuds face aux vagues. En fait, la vie à bord est presque pire !
Dès que les conditions s'améliorent je fais un tour du bateau. Je vois que l'un de mes aériens (les capteurs de vent en en tête de mât) a rendu l'âme. Heureusement il me reste le capteur principal, plus performant. Il va falloir qu'il tienne jusqu'à l'arrivée !
Lors d'une charge, le moteur cale. Les conditions ne me permettent pas de comprendre pourquoi, encore moins de réparer, mais cela m'inquiète. La suite de la course dépend donc de mes autres moyens de production d'énergie (pile à combustible et panneaux solaires).
Ce que nous redoutions arrive. La porte vers les Alizés se referme, un deuxième front pointe le bout de son nez. Il va falloir remettre ça ! Ce deuxième front est encore plus violent que le premier. La mer se reforme, et la vie devient de nouveau très pénible. Dans un choc avec une vague plus fort que les autres, l'aérien principal rend l'âme. Je deviens donc ...aveugle ! Ni le pilote ni moi ne savons précisément la vitesse et la direction du vent. N'ayant jamais navigué sans aérien sur ce bateau, je perds mes repères. Heureusement qu'à Saint-Malo, j'avais décidé en last minute d'embarquer un troisième capteur de vent dans mes valises. Quelle bonne idée ! Bon, il me faudra monter l'installer à la place des autres en haut du mât pour m'en servir... Mais ça, ça devra attendre des conditions plus clémentes car en l'état c'est tout simplement impossible. (Un grand merci au passage à B&G qui a fourni au bateau tous les composants électroniques, dont ce capteur de secours !).
Je reprends ma place dans le pouf. La seule chose que je puisse faire désormais c'est me reposer le plus possible pour être en forme derrière le front. Il est aussi important d'accélérer derrière le front que d'aller le chercher en premier ! Mais même dormir n'est pas facile... Les chocs du bateau dans les vagues me réveillent. Par moments, mon pouf et moi décollons même du fond de coque !
C'est reparti pour un front !
Je n'avais jamais navigué dans autant de mer de de vent. En y repensant, je crois que ma plus grande force à ce moment-là est mon niveau de confiance très élevé dans le bateau. Il tient bon, sans jamais broncher. Sans aérien j'ignore combien de vent il y a précisément dehors, mais les bateaux autour m'ont rapporté à l'arrivée qu'ils avaient eu jusqu'à 45 nœuds de vent constant. Les fichiers météo indiquent des vagues de 7 mètres. On n'est pas dans la survie, car ma vie n'est pas en danger, mais c'est pas loin. Quelque part, ne pas avoir les chiffres m'a peut etre aidé ! Crispé dans dans mon pouf au fond du bateau, j'essaie de me relâcher et de me rappeler tant bien que mal cette citation de Victor Hugo que j'ai toujours aimée :
Je ne sais pas combien de fronts Victor Hugo a "passés", mais vous savez quoi, arrêtez vous ici car je crois qu'il a tout dit !
Le deuxième front n'apporte pas non plus la délivrance espérée. Nous sommes toujours au près car un troisième front arrive de l'ouest. Je me retrouve à zigzaguer au près dans l'Archipel des Açores. Je profite du réseau mobile local pour faire un petit "live" vidéo avec la terre ferme via Instagram. Je reçois énormément de messages qui me donnent beaucoup d'énergie ! A ce moment-là, je suis aux portes du Top 10, mon objectif initial. J'ai tant bien que mal mené ma barque, je peux être fier de moi ! Mais les Açores marquent la moitié du parcours, et la route est encore terriblement longue.
Ce troisième front se déplace beaucoup plus lentement que les autres. Une chose est sûre, derrière lui, c'est l'autoroute vers les Alizés ! Mais une vraie décision stratégique s'impose. Faut-il plonger vers le sud et attendre que ce dernier front nous amène des vents portants, ou bien aller le chercher pour bénéficier d'un meilleur vent que les autres ?
C'est là que ma course prend son second tournant. Je fais le choix d'aller chercher ce front dans l'ouest, comme les bateaux devant moi. Mes routages sont limpides : c'est sûr et certain que c'est ce qu'il faut faire ! Il n'y a aucun doute !
Les bateau derrière moi, quant à eux, font le choix de plonger au sud. Malheureusement... raison leur sera donnée par la suite. Positionné dans leur nord-ouest, j'aurai par la suite toujours moins de vent qu'eux, et 4 bateaux finiront par me doubler... Le passage de la 11ème à la 15ème place, c'est bien aux Açores que ça s'est joué ! :(
Je passe ce troisième et dernier front le 16 novembre. Cela fait une semaine que nous sommes partis, et c'est enfin la délivrance ! Je peux hisser le gennaker pour faire route en ligne droite vers les Antilles. L'anticyclone se regonfle dans mon nord, le vent tourne au Nord et quelques heures plus tard je peux enfin même hisser le spi. Cela met fin à 8 jours de près contre le vent et la houle ! La "vraie" transat peut enfin commencer.
Enfin le spi !
La vie n'est pas toute rose non plus. Ma pile à combustible se met en arrêt. Erreur inconnue... donc irréparable ! Les panneaux ne suffiront pas à alimenter les batteries jusqu'à l'arrivée donc il faut vraiment que je m'occupe de mon moteur. Aidé par Léo via WhatsApp, lui-même en contact avec un motoriste, j'identifie la panne : il y a de l'eau dans le réservoir et le diesel est devenu inutilisable. Comme sur la Transat Jacques Vabre l'année dernière, je court-circuite le réservoir pour faire fonctionner le moteur directement depuis un jerrican fixé dans la cellule de vie. Et ça marche ! Soulagement, car sans énergie, la vie à bord n'est pas la même.
Je pourrais vous expliquer ce qui se passe mais je m'en tiendrais à juste vous dire qu'à la fin, ça a marché !
Une journée au sommet
Si vous avez bien suivi jusqu'ici, vous savez que je navigue alors sans infos de vent depuis déjà quelques jours. Et je perds peu à peu du terrain car le pilote ne peut plus suivre le vent dans ses oscillations ni ajuster la conduite du bateau en fonction de la gîte.
Comme la mer s'est suffisamment calmée, c'est le moment de monter au mat pour changer le capteur. J'envoie quelques messages à des amis concurrents qui ont déjà réalisé l'opération en mer... et les retours ne sont pas franchement encourageants : "casque obligatoire évidemment", "t'as un protège-dents?", "je me suis détesté de pas avoir embarqué des protèges tibias, ça m'aurait sauvé", "c'est hyper chaud, tu vas te faire arracher"... Je n'ai ni casque, ni protège-tibias, ni protège dents, ni rien du tout. Et je ne vois pas de magasin Décathlon sur le chemin !
Disons que je m'étais préparé à l'idée d'une ascension en tête de mât, sans l'avoir pour autant planifiée à 200%. J'avais par exemple testé mon matériel d'escalade au port, en conditions "réelles" ...finalement bien éloignée des "vraies" conditions réelles. En mer ça n'a juste rien à voir.. Il faut imaginer que lorsque le bateau roule de 10 degrés dans une vague, ça engendre un mouvement de près de 3,50 mètres en tête de mât (soit 18 mètre plus haut) !
Avant de me lancer dans l'expédition, je préviens la terre en écrivant à mon frère. "Je monte. Tout est prêt. Si je ne t'envoie rien dans 2 heures c'est qu'il m'est arrivé un truc". Heureusement, la mer est calme. L'ascension est mouvementée, mais c'est gérable. Rapidement je me dis que je vais y arriver - ça s'appelle la méthode Coué, et visiblement ça marche !
18 mètres (et quelques efforts) séparent ces 2 photos !
Ma cheville me fait très mal. Quel soulagement d'arriver en haut du mât ! Pas le temps (ni l'envie) de regarder vers le bas. Je suis content de voir que c'est bien le capteur qui est hors d'usage et non sa fixation, ce qui me permet simplement de refixer le nouveau. Je réalise l'échange, branche le nouvel aérien. D'ici, je ne peux pas vérifier que ça fonctionne, il faut descendre pour vérifier. Optimiste, je me dis que je n'aurai pas à remonter, en profite pour faire un petit check de la tête de mât (bastaques, drisses, gréement) et tourne quelques images à la Gopro pour rentabiliser le voyage et garder un petit souvenir.
RIP capteur d'aérien
Lorsque je redescends je constate aux instruments que le bateau sait désormais d'où vient le vent. C'est que l'information passe, donc mission accomplie ! J'envoie un message à mon frère Thomas. Durée totale de l'opération : 52 minutes. C'est passé bien plus vite qu'un documentaire animalier sur Arte !
"Je peux pas empanner j'ai une visio avec Matignon"
Lorsque vous postulez chez McKinsey on vous promet souvent de l'exposition à des clients très haut placés. Et bien il a fallu que je démissionne pour pouvoir, en 2 semaines rencontrer François Hollande et échanger avec mesdames Elisabeth Borne et Brigitte Macron !
Car oui, la Route du Rhum tombait pendant la semaine internationale de l'emploi des personnes handicapées. A cette occasion, les équipiers du Café Joyeux des Champs Elysées, qui étaient tous venus travailler à Saint-Malo, ont assuré le service à Matignon. Et Matignon, c'est là qu'habite Madame Borne. Et Madame Borne, elle travaille avec le mari de Madame Macron. Et Madame Macron, elle aime beaucoup Café Joyeux ! Les équipes de Café Joyeux ont donc profité de l'occasion pour organiser une visio-conférence en live pour présenter à Mesdames Borne et Macron leur joli bateau et leur super skipper !
La visio est prévue à 13h TU. Ce jour-là, je suis sur le bord vers l'ouest qui me rapproche du centre de l'anticyclone des Açores. Le vent doit progressivement tourner et mollir, ce qui déclenchera mon empannage vers le sud-ouest. Heure prévue de la manœuvre : 14h30 environ ! "C'est laaaarge"" me dis-je.
Mais la ponctualité n'est pas le fort des personnalités politiques. Le technicien de Matignon m'informe qu'il y aura une grosse demi-heure de retard. Je patiente en faisant marcher mon bateau au plus vite. Le temps passe. 13h, 13h15, 13h30. Le technicien me dit "encore 5 mins". Mais le vent a déjà beaucoup tourné, et surtout beaucoup molli. C'est décidé, j'empanne maintenant, et tout de suite ! Et tant pis si je suis en retard pour la première dame et la première ministre. Ma course, c'est plus important !
Je réalise l'empannage le plus rapide de mes 2 saisons en Class40. A peine le temps de rechoquer le spi, de relancer le bateau qu'il est 13h35. Je bois une gorgée d'eau, décroche WhatsApp et me voilà en direct avec une salle de réunion de Matignon. Sont déjà installés une dizaine de journalistes et une douzaine d'équipiers joyeux en totale furie. J'entends des "Allezzzz Nicooooo, trop fort !", "Ouaaaaaiis champion !" qui me touchent beaucoup. Je n'ai parlé à personne depuis une semaine ! Mesdames Borne et Macron arrivent. "Ca change de l'ambiance qui règne habituellement à Matignon!" dit calmement la première ministre, en souriant.
Le moment de loin le plus improbable de cette Route du Rhum
S'en suivent 10 minutes de discussion assez lunaire où j'explique à Madame Borne où je suis, ce que j'ai mangé ce midi, que mon bateau et moi allons bien. Madame Macron s'excuse de n'avoir pu venir au départ, en raison du report. Je lui réponds ne pas le prendre personnellement, mais que vu notre début de course je suis bien content de ne pas l'avoir vue à la date de départ initialement prévue... Je raccroche et peine à réaliser que je suis tout seul au milieu de l'océan et que je viens de discuter avec la première dame et la première ministre. Drôle de monde. Je range mon téléphone en me demandant quand même si c'était les 10 minutes les mieux utilisées du mandat de première ministre d'Elisabeth Borne. Il n'empêche, moi ça me fait un chouette souvenir ! Merci à elles pour leur temps.
NB : J'en profite pour remercier mon frère Thomas pour avoir réussi à convaincre les services techniques de Matignon d'utiliser WhatsApp, qui normalement est totalement prohibé pour des raisons de cybersécurité. Je crois que lui non plus ne pensait pas que son rôle de Team Manager sur la course l'amènerait à discuter avec le cabinet de la première ministre !
Dernière ligne presque droite
La suite de la course est un long fleuve presque tranquille. Les placements des bateaux sont faits, et chacun attend de voir quelle tournure cela prend. Je souffre de mon positionnement dans le Nord-Ouest et je suis de nouveau impuissant. L'anticyclone gonfle dans mon dos, la pression augmente et le vent souffle de moins en moins. Les bateaux devant ont toujours plus de vent que moi et s'envolent vers l'arrivée. Dans mon Est aussi, les bateaux ont plus de vent et me rattrapent de jour en jour. C'est très difficile à vivre ! Mais rien à faire. J'essaie de garder le moral et de me concentrer sur la marche du bateau.
24h de la vie dans l'Alizé !
Je mets fin à l'hémorragie en me recalant dans le peloton à la 15e place en profitant d'une bascule de vent. Je suis déçu, mais c'est comme ça ! Les jeux semblent faits, il faut maintenant tenir bon jusqu'à l'arrivée !
Cela fait 4 jours que je suis sous spi quand brusquement le capteur de vitesse du bateau commence à s'emballer, et indique 100 noeuds ! De fait, le calcul du vent réel réalisé par la centrale du bord devient complètement faux et le pilote pousse la barre en grand. Il y a environ 22 nœuds de vent. Le temps que je sorte, mon spi medium bat une fois, une deuxième fois et la 3e fois il se déchire entièrement et tombe à l'eau. Finalement le mode compas c'était pas si mal !
La tentation de tout couper me traverse l'esprit mais impossible d'abandonner 190m2 de nylon dans l'eau. Et puis c'est peut-être réparable, et au pire on fera des sacs en voile recyclée avec ! S'en suit une session de "qui veut ramasser 190m2 de voile dans l'eau" qui durera une petite heure et me coûtera quelques cicatrices aux avant-bras.
Le spi medium me manqua une grosse journée, car le vent est alors trop fort pour mettre le grand et je dois me contenter du petit spi de 140m2. Le lendemain le vent tombe dans la plage d'utilisation du grand spi et j'arrête de perdre des milles.
Terre en vue !
Le 25 novembre j'aperçois enfin la Guadeloupe. Quel soulagement ! La course n'est pas finie pour autant car il faut faire le tour de l'île et traverser son dévent. J'ai environ 20 milles d'avance sur William (Dekuple) et Jules (Nestenn). Cela peut sembler suffisant mais derrière l'île tout peut s'arrêter très vite et en 2 heures ils peuvent se retrouver bord à bord avec moi. Il ne faut donc rien lâcher. Heureusement j'ai au radar quelques 5 milles devant moi Halvard Mabire qui court dans une autre catégorie. Il va me servir d'éclaireur, ce qui me sera bien utile. J'arrive à presque jamais m'arrêter malgré le manque de vent. Je dis presque car dans les ultimes milles je m'emmêle la quille dans un casier qui me force à arrêter le bateau ! Malgré le spi j'arrive à faire une marche arrière pour me dégager sans plonger, un exploit !
Terre en vue ! (même si ce que je pensais être la Guadeloupe était en fait la Désirade)
Quelques heures après, je pénètre dans le canal des Saintes. Le vent rentre, désormais Jules et Will, encore ralentis dans le dévent, ne peuvent plus me rattraper ! Alors je peux vraiment profiter, dans vent de travers et tout droit vers la ligne d'arrivée, du soleil qui se lève juste à temps pour que les photographes puissent prendre les plus belles photos !
17 jours plus tard la même dream-team est à l'arrivée !
Un ti punch sur-dosé à 6h du matin après 3 mois d'abstinence, c'était un peu trop pour moi
Alors, déçu ou pas déçu ?
Dur à dire ! Ce qui est sûr c'est que je suis un compétiteur, que j'avais un objectif, et que je ne l'ai pas atteint. J'avais tout pour finir dans le Top10, que j'ai tenu une grosse moitié de la course. Le temps d'entraînement, la préparation, le bateau, tout ! Mais devant il y a uniquement des marins de grand talent qui ont presque tous plus d'expérience que moi. Et je n'ai pas été bon dans la gestion de l'anticyclone. Je sais donc ce que je dois travailler. Et puis j'aurais très bien pu ne pas arriver au bout : il y a eu environ 1/3 d'abandon chez les Class40. Cela aurait très bien pu se finir prématurément à Roscoff, à Lorient, en Espagne ou aux Açores. Je me dois donc de me réjouir de ce dénouement, car beaucoup n'ont pas eu la même chance !
Plus largement cette arrivée marque l'aboutissement d'un projet de 2 ans qui a commencé en décembre 2020 avec le lancement de la construction du bateau. Il y a eu le suivi de chantier, qui n'a pas été de tout repos, lors duquel j'ai appris pleins de choses. Puis la Transat Jacques Vabre, bouclée avec succès avec Erwan malgré seulement 3 semaines de mise au point du bateau en amont. Puis la recherche de partenaires, qui a de loin été le volet le plus stressant du projet - à l'été 2022, je n'avais toujours que la moitié de mon budget - mais qui s'est si joyeusement terminée ! Si on dézoome, je crois qu'il faut bien reconnaître que le projet a été un franc succès.
J'avais le rêve de devenir skipper professionnel et me voilà lancé dans le grand bain de la course au large !
Rien n'aurait été possible sans eux - merci à mes partenaires
Un grand merci à HappyVore. C'est qui m'ont fait confiance en premier. Si j'ai réussi à me lancer, c'est grâce à eux ! Et merci à Café Joyeux et au Fonds du Bien Commun, car sans eux il n'y aurait certainement pas eu de Route du Rhum ! Mention spéciale à WO2 car ils me suivent aussi depuis le tout début.
Lorsque j'échange avec les autres skippers il apparaît clairement qu'il y a des partenaires qui vous prenne de l'énergie, et des partenaires qui vont en donnent. Parmi mes soutiens, je suis chanceux d'être entouré uniquement de partenaires qui m'en donnent, et ce, sans compter !
Et la suite ?
Rien n'est encore écrit. Je fais tout pour continuer à naviguer l'année prochaine, mais il faut que j'abatte beaucoup de travail d'ici janvier pour trouver les financements. Je me suis autorisé uniquement 4 jours de repos à l'arrivée en Guadeloupe et je suis depuis déjà revenu en métropole à la recherche d'un début de budget. J'ai été très occupé, d'où le retard avec lequel je vous partage ce roman d'aventure (merci à ceux qui ont lu jusqu'au bout !)
Je vous tiens au courant. Et de manière plus synthétique, c'est promis...
Nico